ANTONIN ARTAUD
et le maccarthisme littéraire

Antonin Artaud, né à Marseille (Bouches-du-Rhône) le 4 septembre 1896 et mort à Ivry-sur-Seine le 4 mars 1948, est un poète, romancier, acteur, dessinateur et théoricien du théâtre français. Mais, comme lui même le dit, «en réalité je ne suis jamais né et qu’en vérité je ne peux pas mourir» (lettre à Marthe Robert du 29 mars 1946).

Théoricien du théâtre et inventeur du concept du «théâtre de la cruauté» dans Le Théâtre et son double, Artaud aura tenté de transformer de fond en comble la littérature, le théâtre et le cinéma. Par la poésie, la mise en scène, le dessin et la radio, chacune de ces activités a été un outil entre ses mains, «un moyen pour atteindre un peu de la réalité qui le fuit.»

Souffrant de maux de tête chroniques depuis son adolescence, qu’il combattra par de constantes injections de médications diverses, la présence de la douleur influera sur ses relations comme sur sa création. Il sera interné en asile près de neuf années durant, subissant de fréquentes séries d’électrochocs.

En 1923, il fait éditer ses premiers poèmes «Tric Trac du ciel». L’année suivante, André Breton confie au poète la direction de la Centrale du bureau des recherches surréalistes (Breton dira de lui: «Peut-être était-il en plus grand conflit que nous tous avec la vie. Très beau, comme il était alors, en se déplaçant il entraînait avec lui un paysage de roman noir, tout transpercé d’éclairs. Il était possédé par une sorte de fureur qui n’épargnait pour ainsi dire aucune des institutions humaines, mais qui pouvait, à l’occasion, se résoudre en un rire où tout le défi de la jeunesse passait. N’empêche que cette fureur, par l’étonnante puissance de contagion dont elle disposait, a profondément influencé la démarche surréaliste. Elle nous a enjoints, autant que nous étions, de prendre véritablement tous nos risques, d’attaquer nous-mêmes sans retenue ce que nous ne pouvions souffrir.»). Au cours de cette période, il écrit des scénarios de films et des poèmes en prose, et plusieurs textes sont publiés dans La Révolution surréaliste, l’organe du groupe surréaliste.
Le 10 décembre 1926, au cours d’une réunion du groupe, l’adhésion au parti communiste français est envisagée. Artaud refuse et quitte le groupe. Pour lui, la révolution doit être spirituelle et non politique.
En 1936, Artaud part pour le Mexique et se rend à cheval chez les Tarahumaras pour être initié aux rites du soleil et du peyotl. Le 23 septembre 1937 est arrêté à Dublin pour vagabondage et troubles à l’ordre public et, quelque jours après, il est embarqué de force sur un paquebot américain faisant escale au Havre. Artaud racontera plus tard qu’à bord du bateau, on a voulu l’assassiner.
Dès son arrivée, le lendemain, Artaud est remis directement aux autorités françaises qui le conduisent à l’Hôpital général, entravé dans une camisole de force. On le place dans le service des aliénés. Jugé violent, dangereux pour lui-même et pour les autres et souffrant d’hallucinations et d’idées de persécution, il subira cinquante-deux électrochocs qui achèveront de le briser physiquement.
Antonin Artaud sort de l’asile le 26 mai 1946.

Il retourne à Paris où il vivra encore deux ans. Le 13 janvier 1947, le Théâtre du Vieux-Colombier est assailli par neuf cents personnes du Tout-Paris littéraire et artistique, d’André Gide à André Breton. Dans un silence d’outre-tombe, de 21 heures à minuit, «Artaud le Momo» ressuscite.
André Gide: «Jamais encore Antonin Artaud m’avait paru plus admirable. De son être matériel rien ne subsistait que d’expressif: sa silhouette dégingandée, son visage consumé par la flamme intérieure, ses mains de qui se noie.»

Durant cette période, il est hébergé dans une clinique, mais libre de ses mouvements. Il y écrit sur plus de quatre cents cahiers d’écolier, et dessine des autoportraits et des portraits de ses amis.

Atteint d’un cancer du rectum diagnostiqué trop tard, Antonin Artaud meurt le matin du 4 mars 1948.

Et maintenant, dans un ouvrage fleuve construit comme un polar (L’affaire Artaud, éditions Fayard), Florence de Mèredieu raconte comment les cahiers d’Artaud ont fait l’objet, cinquante ans durant, d’une captation et d’un détournement éditorial dont s’est rendue complice une bonne partie de l’intelligentsia parisienne.
Selon Florence de Mèredieu, philosophe et universitaire, la publication des cahiers d’Antonin Artaud n’aurait pas respecté les originaux écrits par le poète.

Le 4 mars 1948, Antonin Artaud est retrouvé mort, au petit matin, dans son pavillon de la maison de santé d’Ivry-sur-Seine. Cela aurait pu être la fin de l’histoire, ce fut le début d’une invraisemblable bataille autour de son héritage symbolique qui se poursuit aujourd’hui encore. C’est que l’interné de Rodez, le plus marginal des marginaux du surréalisme, celui qui est le «suicidé de la société» s’était taillé violemment une place au premier rang de l’avant-garde culturelle. Il ne fallait pas que cela se perde.

Paule Thévenin a été le passeur incontesté et unique d’Antonin Artaud pendant près de cinquante années. Là est le problème: unique parce qu’incontesté, ou l’inverse? Elle s’arroge le titre quelques heures après le décès du poète, puis réussit à obtenir l’honneur de «transcrire» — dans son esprit, de traduire, mais on ne l’apprendra que bien plus tard —, en vue de son édition, l’œuvre posthume laissée à l’état brut par son auteur.
Paule Thévenin a, pour dire les choses simplement, quelque peu caviardé et aménagé l’œuvre du poète persécuté: elle a elle-même infligé un mauvais traitement au texte, et les éditions Gallimard, se sont rendues complices de ce forfait éditorial.
Florence de Mèredieu montre comment le passeur, dont elle ne met pas en cause la bonne foi aveugle, a transmis une œuvre qui s’écarte de celle d’Artaud: à force de “petits arrangements” supposés rendre plus lisibles les écrits du poète, sa transcription est devenue une re-création.

Le destin fragile d’Antonin Artaud a suscité la vocation messianique de Paule Thévenin, après leur rencontre en 1946: elle est alors étudiante en psychiatrie, mariée à un médecin, elle s’apprête à abandonner ses études et se passionne pour lui, qu’elle visite très fréquemment. Le matin de sa mort, prévenue par la maison de santé d’Ivry, elle arrive avant tout le monde sur les lieux et se serait emparée de la malle qui renferme tous les biens du poète: ses livres, sa correspondance, ses dessins et surtout la bagatelle de 406 cahiers qu’Artaud écrivait au jour le jour.
De ce jour, Paule Thévenin a déniché une fonction qui a rempli toute son existence: déchiffrer les cahiers à l’écriture agitée du poète, transcrire, classer, et, finalement éditer aux éditions Gallimard les cahiers qui constituent la plus grosse partie des œuvres complètes du poète. Un labeur considérable, souvent ingrat, dont Paule Thévenin avouait elle-même qu’il a perturbé ses nuits, les lettres dansant une samba devant ses yeux éberlués.

Pendant longtemps, ni Florence de Mèredieu, ni surtout les ayants droit d’Artaud n’ont pu avoir accès aux cahiers originaux sur lesquels Paule Thévenin a travaillé depuis les années 1950. Pourquoi?

Soit un auteur qui avait coutume de vilipender le monde entier et, en premier lieu, ses proches: soit une famille supposée bigote, donc jugée incapable de comprendre et d’honorer une œuvre tout entière transgressive; soit des amis à la fois admiratifs et protecteurs d’Artaud qui perçoivent en Paule Thévenin la femme qui peut préserver l’œuvre du désastre qui l’attend.
Car la famille bigote est supposée nourrir des ambitions vengeresses et même meurtrières contre l’œuvre d’Artaud. Une fois le poète enterré à Marseille, ces «Justes» du combat littéraire, parmi lesquels on trouve Sartre, Adamov, Jean-Louis Barrault, Balthus, Chagall, Julien Gracq, Jacques Derrida, ne doutent pas une seconde que ladite famille, si elle s’emparait des cahiers, pourrait les faire disparaître, puisque honteuse était la mère de voir son patronyme lié à des «cochoncetés». Dès lors, le «vol» de Paule Thévenin n’en est pas un. Ce serait la juste restitution à l’auteur, dont elle est devenue de fait l’exécuteur testamentaire littéraire «légitime» en dépit du droit «officiel». Un acte fondateur, qui va en faire la papesse des avant-gardes littéraires françaises au début des années 1980.

Tout est donc en place pour rejoindre le schéma éternel des contes et légendes: un héros, une cause, des adjuvants et des opposants.
La cause? La préservation et la valorisation de l’œuvre d’Artaud.
Le héros? C’est évidemment Paule Thévenin qui soulève des montagnes pour éditer dans une quasi-clandestinité, les fameux cahiers Artaud.
Ses adjuvants sont nombreux: les éditions Gallimard (dont les dirigeants ne pouvaient deviner, à l’origine, l’immense retentissement de l’œuvre du poète), toute une gauche littéraire et artistique, les dirigeants de la Bibliothèque nationale qui multiplie les embûches pour rendre difficile l’accès aux originaux d’Artaud et même un avocat célèbre, Roland Dumas, dont le cabinet prend la défense de Paule Thévenin.

Les opposants sont évidemment les héritiers d’Artaud qui, depuis des dizaines d’années, mènent une guérilla juridique contre les éditions Gallimard afin de comparer les originaux et ce qu’en a fait Paule Thévenin. Ils sont totalement isolés, stigmatisés, à une exception près, celle de François Mauriac qui, à partir de correspondance, défendra l’idée d’un Artaud converti au christianisme.
L’erreur est humaine... donc corrigeable.

Or, et c’est là que Florence de Mèredieu, qui ne trouve pas place dans les contes et légendes de Paule Thévenin, devient sacrément convaincante: les comparaisons rendues possibles, à partir de 1994, à force de batailles juridiques pour avoir accès aux originaux, confirment à ses yeux que Paule Thévenin n’a pas respecté la continuité d’écriture du poète. Des bouts de cahiers sont regroupés selon une architecture dont elle seule détenait la logique; des dessins ou des annotations ont été supprimés. L’évidence s’impose: les éditions Gallimard se sont rendues complices de transformations des originaux, l’établissement de l’édition n’avait rien de scientifique ni d’admirable.

Dès lors que le travail de Paule Thévenin est enfin apparu pour ce qu’il était, un travail «humain» susceptible de réformes, de contestations ou simplement d’erreurs, pourquoi tout l’establishment littéraire s’est-il levé comme un seul homme pour la défendre?
Pourquoi faire comme si les requêtes de la famille du poète aujourd’hui représenté par un antiquaire peu enclin aux bigoteries, étaient forcément illégitimes et hostiles à la postérité d’Artaud?
Pourquoi la société littéraire tient-elle absolument, dans ces circonstances, à éviter la vérité?
Pourquoi honorer à tout prix une personne certes respectable mais dont tout indique — et le livre de Mèredieu nous convainc de ce point de vue — qu’elle s’est inventé une relation avec Artaud en même temps qu’elle remodelait ses cahiers?

Florence de Mèredieu raconte ce curieux processus qui perturbe sa carrière universitaire depuis le début des années 1980. Mais elle n’apporte pas de réponse, même si elle rapproche judicieusement sa description du Paris littéraire de certains réflexes tribaux. En ce sens, son ethnographie, aussi drôle que pertinente, est incomplète. Les intérêts mercantiles de Gallimard, s’ils existent, ne fournissent pas une piste suffisante. Il n’y a pas non plus d’Artaud caché dont on aurait, sciemment, voulu effacer la trace. Il reste la bien-pensance, l’idéologie de la subversion poétique.
Les pétitions d’intellectuels en faveur de Paule Thévenin fleurent bon la guerre froide littéraire. Congélation de l’adversaire. Refus d’écouter ses arguments. Ignorance, même, du réel.

Lorsque, près de soixante ans après la mort d’Artaud, les éditions Gallimard rectifient les plus grossières erreurs de Paule Thévenin dans une nouvelle édition (Quarto) confiée à Evelyne Grossman, il se trouve encore des Roland Dumas, Hélène Cixous, Bernard Nöel et autres pour pétitionner à nouveau, sous le titre éloquent: «N’oublions pas Paule Thévenin.»
La famille d’Artaud ne pouvait que saborder son œuvre et lui être nuisible, et la littérature ne pouvait que voir de preux chevaliers taquiner les frontières de la législation pour restituer le poète dans toute sa vérité et sa subversion.

C’est tout le ressort d’un fonctionnement de la critique littéraire, une solidarité de caste nourrie par des réflexes pavloviens que son travail met à nu. Il est grand temps que ce mur de Berlin, très germanopratin cependant, tombe à son tour.